La Propriété en Chine

| | Publié le:2012-08-24

En mars 2007, une nouvelle loi adoptée par la Chine a attiré l’attention de la communauté internationale. Présentée comme une « loi sur la propriété », voire parfois même comme une « loi sur la propriété privée », elle a fait l’objet de nombreux commentaires.

Certains ont vu à travers sa promulgation la mise à bas d’un des derniers vestiges du communisme [1] tandis que d’autres ont au contraire critiqué sa portée limitée.

Cette loi de 2007 sur les droits réels (物权法 « wuquanfa ») et la littérature diversifiée que son adoption a suscitée, invitent à réfléchir sur la notion juridique de propriété et sur l’évolution de sa reconnaissance en Chine.

1. La notion juridique de propriété

La notion juridique de propriété (所有权 « suoyouquan » en chinois) telle qu’elle a été développée en occident recouvre un ensemble de droits qui s’exercent sur un bien meuble ou immeuble, corporel ou incorporel :

• le droit d’utiliser un bien (usus),

• le droit d’en recueillir les fruits (fructus),

• le droit d’en disposer librement (abusus).

La propriété est considérée en occident comme un droit fondamental de l’individu.

Cet article aborde l’évolution historique de la reconnaissance de la propriété sur les biens fonciers et immobiliers en Chine. La question de la propriété des biens meubles est moins problématique, tandis que celle de la propriété intellectuelle est d’une nature différente et mériterait une réflexion spécifique.

2. La Chine ancienne connaissait-elle la propriété ?

La propriété chinoise a suivi sa propre histoire, non sans similitude avec la propriété occidentale, mais sans lui donner le même fondement de droit individuel et absolu.

De la servitude à la libre exploitation des terres

Dans la Chine pré-impériale, à partir de la dynastie des Zhou Occidentaux (1046 – 771 av. JC), les progrès de l’agriculture se manifestèrent à travers l’adoption d’un système d’exploitation des sols idéal, dit « jingtian » [2]. Ce système consistait en la division d’un terrain en huit parcelles périphériques et une parcelle centrale, qui étaient exploitées collectivement par huit familles. Le produit des parcelles périphériques revenait aux familles tandis que le produit de la parcelle centrale revenait au seigneur local.

Aucun droit de propriété n’était reconnu aux familles de paysans [3]. Les terres appartenaient au roi qui les allouait aux seigneurs locaux. Ceux-ci ne pouvaient céder ces terrains et devaient payer une taxe foncière au roi.

A la fin de la période des Royaumes Combattants, le légiste et conseiller politique du Royaume de Qin, Shang Yang (390-338 av. JC), a initié une vaste réforme du système de gouvernement qui, sur le plan de l’administration économique, a consisté en un abolissement du système « jingtian » et de l’exploitation collective de la terre [4]. Chaque famille de paysans pouvait désormais exploiter et céder son propre lopin de terre librement. En retour elle était tenue de payer une taxe proportionnelle à la surface du terrain possédé. Avec la victoire du royaume de Qin sur ses voisins et l’unification de la Chine sous son autorité, ce nouveau régime d’exploitation des sols s’étendit à tout l’empire.

Cette réforme est parfois présentée par l’historiographie marxiste chinoise comme marquant le passage d’une société « esclavagiste » à une société « féodale » dans laquelle le droit de propriété privée aurait été reconnu. La question de savoir si ces droits d’usage et de cession de la terre reconnus dans la Chine « féodale » correspondent aux usus, fructus et abusus et constituent un véritable droit de propriété privée est d’autant plus importante que la période « féodale » durera plus de 2000 ans, jusqu’à la chute de l’empire des Qing en 1911.

Des droits relatifs mais pas un droit absolu

La principale opposition entre le régime foncier de la Chine ancienne et le régime occidental de la propriété privée, est l’inexistence alors en Chine du droit privé de l’individu. Développé par le droit romain, cette branche du droit est le socle sur lequel repose la notion occidentale de propriété. Or la réforme initiée par Shang Yang ne visait pas à créer des droits individuels pour les sujets du roi, mais à rationnaliser l’administration du royaume en permettant notamment de collecter des taxes sur toutes les terres exploitées. La possibilité octroyée aux paysans d’exploiter et de céder librement leurs terres n’altérait pas le principe de souveraineté du roi sur son royaume dont il restait le maître en dernier ressort. Les réquisitions arbitraires de terrains par les empereurs de toutes les dynasties et le pouvoir qu’ils détenaient de déterminer les terres « d’Etat » [5] soulignent la relativité du droit de propriété privée et illustrent son absence de fondement reconnu dans la Chine ancienne.

A cette vision conduisant à nier l’existence de la propriété privée dans la Chine impériale, on peut opposer le développement durant cette longue période des transactions foncières et immobilières et la généralisation des contrats sur lesquels reposaient ces transactions. Une protection effective de la propriété était également assurée à travers le développement d’un contentieux foncier et l’inclusion d’articles spécifiques dans les codes impériaux.

Les études récentes de la propriété dans la Chine impériale tendent à accréditer l’idée d’une progression effective de la propriété privée au cours de l’histoire chinoise. Dans les faits, il était généralement possible, avec d’inévitables différences régionales à l’intérieur de l’empire, d’user librement de terrains, d’en récolter les bénéfices et de les céder sur une base contractuelle. On trouve ainsi dans la Chine ancienne des droits comparables aux usus, fructus et abusus. Cette correspondance ne doit cependant pas conduire à nier la spécificité de la réalité chinoise par rapport à la théorie occidentale de la propriété.

La principale raison pour cela est l’absence en Chine d’une reconnaissance d’un droit absolu à la propriété privée. Les droits dont jouissaient les propriétaires terriens chinois ne découlaient pas d’un principe général unique mais de considérations pratiques visant principalement à améliorer l’administration de l’Etat. Celui-ci gardait le pouvoir suprême sur les terres qu’il pouvait confisquer, déclarer terrains d’Etat ou réallouer. Les droits d’usage et de cession des personnes privées pouvaient être limités et le contrat de cession renégocié longtemps après sa conclusion, notamment afin de verser une compensation supplémentaire au cédant, en tenant compte de la valeur gagnée par le terrain entre-temps. Le titulaire du droit de propriété n’était généralement pas un individu, mais un lignage. Autant d’entorses à la notion juridique idéale de propriété privée développée par la pensée occidentale, mais autant d’indices permettant de mieux comprendre l’évolution ultérieure de la propriété foncière et immobilière en Chine.

Les composantes du droit de propriété étaient donc relativement reconnues dans la Chine ancienne, mais le droit fondamental et individuel de propriété ne l’était pas.

3. 1911-1978 : Du droit de propriété aux « systèmes de propriété »

Le marxisme-maoïsme entraîne non seulement une abolition progressive et quasi-totale de la propriété privée reconnue en Chine en 1930, mais également une révolution des fondements théoriques de la propriété.

La notion juridique de propriété arrive en Chine

La notion occidentale de propriété a fait une brève apparition dans le droit chinois au cours de la première moitié du XXe siècle. Une profonde réforme du droit fut engagée durant les dernières années de la dynastie Qing afin de moderniser le pays. Un projet de code civil largement calqué sur le code civil allemand de 1896 [6] fut mis en chantier et ses trois premiers livres, portant respectivement sur les principes généraux, les obligations et les droits réels, furent achevés en 1911. En raison de la chute de l’empire la même année, ils ne furent pas promulgués. La nouvelle république utilisa d’abord le Code pénal des Grands Qing (qui contenait des dispositions en matière civile), avant de promulguer un nouveau code civil en 1930 qui reprenait largement les travaux menés par les réformateurs du début du siècle. Ce code, toujours en vigueur à Taiwan mais naturellement largement amendé depuis, introduisait en droit chinois tous les attributs de la propriété telle qu’elle existait en occident et faisait de l’individu et non plus de la famille le détenteur de ces droits.

En raison de l’instabilité de la Chine durant cette période, ce code civil fut cependant peu appliqué et son influence sur la réalité des relations sociales et notamment du régime foncier chinois demeura très limitée.

Transcender la propriété privée par la collectivisation des moyens de production

Le véritable changement dans l’acceptation de la propriété en Chine survint avec l’avènement du régime communiste en 1949, dont une des premières mesures est d’abroger le code civil de 1930. Suivant la théorie économique marxiste, le nouveau régime entendait abolir la propriété privée capitaliste. Cette abolition fut réalisée de manière progressive.

Elle débute à l’échelle nationale en juin 1950 avec la promulgation de la loi de réforme agraire. Les terres des grands propriétaires fonciers sont confisquées sans indemnités et redistribuées aux paysans. En deux ans, 45 % de la surface cultivée chinoise (47 millions d’hectares) vont ainsi changer de mains. Dans les zones urbaines, l’État procède à la confiscation des biens mobiliers et immobiliers appartenant au Kuomintang et aux « contre-révolutionnaires ». Une fois ces premières mesures mises en œuvre, l’État commence à procéder à la collectivisation des terres et des biens immobiliers.

En zone rurale : des coopératives aux communes populaires

Dans les zones rurales, l’organisation des coopératives agricoles débute en 1953. Les terres qui appartenaient jusqu’ alors aux paysans, passent entre les mains de collectivités qui les exploitent. Limité à ses débuts, le processus s’accélère et les coopératives se multiplient en 1957. La propriété des paysans sur leur terre, reconnue par la constitution de 1954 [7], ne s’applique alors plus qu’au lopin de terre privé dont chaque famille peut encore disposer et tirer un revenu supplémentaire sur les marchés locaux.

En 1958 la collectivisation des terres et de la production est poussée encore plus loin avec la création des communes populaires. Ces dernières avaient vocation à constituer la nouvelle unité de base de la société en absorbant les unités inférieures passées : familles et coopératives. Une commune pouvait réunir des dizaines de coopératives, des milliers de familles et des dizaines de milliers de personnes [8] . A l’intérieur de ces communes qui étaient divisées en « brigades de production » (correspondant souvent aux villages) elles-mêmes divisées en « équipes de production », la collectivisation s’étendait non seulement à l’intégralité des terres et de la production mais également à la vie quotidienne [9]

Cette réforme, socle de la politique du « Grand bond en avant », se soldera par un dramatique échec et à un quasi retour au système antérieur des coopératives à travers la réduction de la taille des communes. En 1961, une décollectivisation des terres est même amorcée sous la conduite du président Liu ShaoQi. Les terres sont distribuées entre les foyers qui, en retour, doivent fournir à l’Etat une partie de leur production à bas prix. Cette nouvelle politique agricole sera cependant rapidement abrogée et les communes populaires relancées [10] .

En zone urbaine : nationalisation des biens immobiliers

En zone urbaine, l’Etat prend progressivement le contrôle des entreprises et logements privés en versant des dividendes à leurs propriétaires dont le droit de propriété sur les biens immobiliers était protégé par la constitution de 1954 [11]. Ces versements dont la durée avait été préalablement fixée prennent soudainement fin en 1967, au début de la Révolution culturelle.

Les terres et immeubles urbains que l’État s’est ainsi appropriés sont alloués aux entreprises publiques, aux agences gouvernementales, et aux travailleurs urbains. Les utilisateurs de terrains d’État urbains devaient au départ verser une indemnité régulière à l’État. Cette obligation cesse en 1954. Dès la fin des années 50, le secteur d’État a absorbé la quasi-totalité de la production. Les entreprises sont dorénavant des unités de production (单位danwei) qui s’occupent de tous les aspects pratiques de la vie des travailleurs (alimentation, logement, éducation, sécurité sociale, retraite.).

Durant la Révolution culturelle, le droit n’est plus respecté. Les comités révolutionnaires décident de tout. Dans cet environnement a-juridique, la notion de droit de propriété ne trouve plus à s’appliquer. Il faudra attendre la fin de cette période particulièrement chaotique et la grande réforme modernisatrice du pays, enclenchée en décembre 1978, pour que le doit de propriété retrouve sa place dans le discours politique et que son évolution reprenne.

Une situation inédite pour la reconnaissance de la propriété en Chine

Au cours du XXe siècle et jusqu’aux années 80, la Chine a donc vu son régime de propriété changer radicalement. Le code civil de 1930 a d’abord renforcé le fondement juridique des droits d’user, de profiter et de disposer de biens fonciers et immobiliers qui s’étaient développés dans la Chine féodale. Avec l’avènement de la Chine communiste, la notion juridique de droit de propriété (« suoyouquan » 所有权) est relégué à un rôle subalterne, et lui est substituée la notion économique de « système de propriété » (« suoyouzhi » 所有制). Les premiers textes promulgués après 1949 reconnaissaient quatre systèmes de propriété : la propriété d’Etat, la propriété collective, la propriété personnelle des travailleurs, la propriété capitaliste.

Dans ce cadre, le droit de propriété privée était encore fondé et effectivement protégé : les paysans avaient un droit de propriété sur leurs terres, les travailleurs urbains individuellement sur le fruit de leur travail et les capitalistes sur leurs capitaux. Ces textes énonçaient néanmoins dans les mêmes articles la volonté de dépasser ce droit en collectivisant les ressources, remettant ainsi en cause son caractère absolu.

Les réformes des décennies suivantes allaient de fait vider le droit de propriété de son contenu et les constitutions de 1975 et 1978 ne reconnaîtront logiquement plus que deux systèmes de propriété : la propriété d’Etat et la propriété collective. Le droit de propriété des personnes reconnu dans ces deux textes ne porte plus que sur les moyens de subsistance [12], plus sur les terres ni sur les moyens de production. A la veille de la période de réforme, la Chine est donc dans une situation inédite par rapport à la reconnaissance du droit de propriété : le fondement de la propriété privée est nié et la possibilité de profiter et de disposer de biens fonciers et immobiliers est également supprimée.

Cette situation ne durera cependant pas. Les 30 années de réformes de 1978 à aujourd’hui vont profondément modifier le pays et remodeler le droit de propriété selon des caractéristiques qui ne sont pas sans lien avec l’évolution historique survolée à l’instant.

4. 1978-2009 : Une propriété à caractéristiques chinoises ?

La Chine continue de développer son propre modèle, dans lequel les droits réels importent plus que le droit de propriété et où propriétés privée et publique interagissent de manière originale.

Favoriser le développement économique sans abolir les systèmes de propriétés collective et d’Etat

La réforme économique lancée à la fin de l’année 1978 a débuté par une nouvelle réforme agraire. Les communes populaires ont été remplacées par un système contractuel d’exploitation des sols reposant sur les foyers. Au sein de chaque collectivité, les terres ont été redistribuées entre les familles qui les exploitaient ensuite indépendamment. Ce nouveau système joua un rôle certain dans l’augmentation rapide de la production agricole chinoise au cours des années 80. Cependant, à partir de la fin des années 80, le niveau de production stagna et le système contractuel d’exploitation révéla ses limites, directement liées au système de propriété collective toujours en vigueur.

Le sol étant la propriété de la collectivité, chaque foyer avait un droit égal à recevoir une terre dont la surface dépendait de la taille de la famille. La redistribution des terres entre chaque foyer conduisit à une grande fragmentation et à une réduction de la taille des exploitations [13], faisant ainsi obstacle à la modernisation des techniques d’agriculture. La modification de la structure des foyers au sein de la collectivité (en raison de naissances, de décès ou de mariages notamment) entrainait également un redécoupage incessant des exploitations qui n’incitait pas les paysans à optimiser leurs cultures sur le long terme.

Afin d’apporter des solutions à ces problèmes, et en reconnaissant que leur cause principale résidait dans le système de propriété collective, deux idées contradictoires de réforme émergèrent. La première était qu’il fallait supprimer la propriété collective en zone rurale et la remplacer par le système de propriété d’Etat [14] en octroyant aux paysans un droit d’usage permanent des terrains. La seconde, encore plus radicale, était de permettre aux paysans d’accéder à la propriété individuelle.

Avec le développement du débat théorique sur cette question et face aux difficultés que semblaient poser ces deux premières pistes de réforme, une troisième voie apparut, selon laquelle il était préférable et plus réaliste de prendre en compte et de réformer les droits réels liés à la terre plutôt que de changer le système de propriété. Sans remettre en cause la propriété collective des terres rurales, les tenants de cette troisième voie souhaitaient clarifier et renforcer les droits des paysans d’user, de profiter et de disposer de leurs terres.

Cette approche, jugée moins risquée socialement et politiquement par le gouvernement central, a prévalu sur les deux précédentes et a été appliquée tant en zone rurale que dans les zones urbaines.

Le renforcement des droits réels…

En 1986, les Principes généraux du droit civil définissent, pour la première fois depuis 1930, la propriété comme la réunion des droits d’user, de profiter et de disposer d’un bien.

Deux ans plus tard, en 1988, la constitution de 1982 et la loi d’administration des sols de 1986 sont amendées afin d’y insérer une nouvelle institution : le droit d’usage transférable d’un terrain. Cette possibilité de démembrer le droit de propriété en plusieurs droits subalternes permettait ainsi de reconnaître aux individus des droits réels sur les biens fonciers et immobiliers, sans pour autant remettre en cause le monopole des deux systèmes de propriété d’Etat et de propriété collective.

La situation de la reconnaissance de la propriété privée depuis la fin des années 80 jusqu’à la révision constitutionnelle de 2004 peut ainsi être mise en parallèle avec la situation dans la Chine féodale. Dans la Chine ancienne, le principe de propriété privée était dépourvu de fondement car les droits individuels n’existaient pas. Les droits réels constituant le droit de propriété étaient cependant partiellement reconnus et protégés. Dans la Chine de la fin du XXe siècle, les droits individuels sont reconnus, mais selon la théorie marxiste-maoïste, ils ne peuvent être véritablement réalisés que dans le cadre des systèmes de propriété collective et d’Etat, pas dans celui de la propriété privée. Comme dans la Chine ancienne, cette dernière n’a donc plus de fondement. Cependant, depuis le milieu des années 80, les droits réels composant le droit de propriété sont de nouveau de plus en plus reconnus et protégés.

La situation de la Chine au cours des années 80 et 90 ne saurait pour autant être ramenée à celle qui prévalait à l’époque féodale. Outre la révolution des fondements de la notion de propriété entraînée par l’instauration du régime communiste, la reconnaissance et la protection des droits réels composant la propriété revêtent dans le processus contemporain un caractère bien plus systématique et poussé que sous l’Empire.

Ainsi, après les révisions de la constitution et de la loi sur l’administration des sols de 1988, une série de textes de nature souvent règlementaire a précisé les conditions d’acquisition et de transfert des droits d’usage des terrains d’Etat ou collectifs.

…et son impact sur la reconnaissance de la propriété

Cette approche consistant à se concentrer sur le développement des droits réels plutôt que sur la réforme des systèmes de propriété entraîne cependant également une évolution de la reconnaissance de la propriété elle-même.

Dès 1986, les Principes généraux de droit civil réintroduisent la notion juridique de droit de propriété comme notion essentielle par rapport à celle, économique, de système de propriété et prévoient que les personnes physiques peuvent en jouir. Cette première évolution majeure dans la reconnaissance de la notion juridique de propriété depuis le début de la réforme modernisatrice en 1978 avait pour but de poser la base théorique permettant le développement des droits réels. La révision constitutionnelle de 2004, qui a introduit pour la première fois depuis 1949 la notion de propriété privée (私有财产权 « siyoucaichanquan ») dans le droit chinois [15] en lui accordant un statut presque égal à ceux de la propriété d’Etat et de la propriété collective [16], peut en revanche être considérée comme le résultat de ce processus de renforcement des droits réels.

Ainsi, si l’amendement de 2004 rapproche la Chine de la position occidentale qui considère la propriété comme un droit fondamental de l’individu, il ne doit pas être compris comme un emprunt soudain de la Chine à la théorie juridique occidentale, mais comme le fruit d’un processus, spécifique à l’histoire chinoise des 20 dernières années, de « nutrition interne » de la notion de propriété privée par le renforcement des droits réels qui la composent.

La reconnaissance du droit de propriété privée n’a cependant pas clos ce processus de renforcement des droits réels et c’est dans ce processus que s’inscrit la loi de mars 2007 sur les droits réels.

Ce texte marque une étape importante : il s’agit de la première loi, depuis le 3e livre du code civil de 1930, qui porte spécifiquement sur les droits réels, dont la propriété. Contrairement au texte de 1930 qui instaurait un régime de propriété calqué sur celui existant en occident, les articles de la loi de 2007 ayant trait à la propriété contiennent des dispositions proprement chinoises. Cela est notamment dû au fait que ces dispositions, loin d’instaurer un nouveau régime de la propriété privée en Chine, tiennent compte des textes déjà en vigueur.

Que dit la loi et quelles sont ses « caractéristiques chinoises » en matière de propriété ?

Propriété publique du sol et importance de la notion de droit d’usage

La loi reprend d’abord la définition de la propriété contenue dans les principes généraux du droit civil de 1986 comme la réunion des droits d’user, de profiter et de disposer d’un bien meuble ou immeuble [17] Elle précise également que ce droit de propriété peut être démembré en usufruit (droit d’user et de profiter) et nue-propriété (droit de disposer).

Elle devient spécifiquement chinoise quand elle reconnait trois catégories de titulaires du droit de propriété : l’Etat, les collectivités, les personnes physiques et morales privées, et quand elle dispose que seules les deux premières peuvent être propriétaires du foncier.

On a donc d’une part les terrains d’Etat, qui comprennent essentiellement les terrains urbains et les ressources naturelles, et d’autre part les terrains des collectivités, qui comprennent les terrains ruraux et périurbains.

Ainsi, les personnes privées peuvent être propriétaires d’un bien immeuble mais pas du terrain sur lequel est construit ce bien. Le droit d’usage sur les terrains devient une condition essentielle de la jouissance du droit de propriété privée sur les immeubles.

Le régime de ce droit d’usage diffère selon qu’il s’agit de terrains agricoles ou de terrains de construction.

Droit d’usage de terrains agricoles

Les droits d’usage des terrains agricoles s’inscrivent dans le système contractuel d’exploitation des sols déjà évoqué précédemment. Selon ce système, la durée du contrat d’exploitation peut varier de 30 à 70 ans selon qu’il s’agit de terres cultivées, de prairies ou encore de forêts. Ces contrats, passés avec la collectivité propriétaire du terrain peuvent être renouvelés et transférés par voie de sous-contrat, la durée du sous-contrat ne pouvant excéder le terme du contrat initial. Aucun terrain soumis à ce système ne peut être utilisé pour des constructions non-agricoles sans autorisation de l’Etat. Si l’Etat accepte la demande de la collectivité de transformer son terrain agricole en terrain de construction, il réquisitionnera le terrain en indemnisant la collectivité.

Le droit de propriété des collectivités est donc limité dans le sens où elles ne peuvent disposer de leur terrain à des fins non agricoles sans autorisation de l’Etat. [18]

Droit d’usage de terrains de construction

Les droits d’usage des terrains de construction sont généralement créés par concession [19] de l’Etat à travers un mécanisme d’offre publique. L’acquéreur d’un droit d’usage doit verser des frais de concession. Une fois détenteur du droit d’usage, il ne pourra modifier l’usage qui sera fait du terrain sans accord du département administratif concerné. Il pourra par contre échanger, transférer, hypothéquer et user de ce droit d’usage comme d’une sûreté. La loi précise que ces opérations sur les droits d’usage des terrains s’appliquent également aux immeubles construits sur ces terrains. Droits d’usage des terrains et de droit de propriété des immeubles se trouvent ainsi liés.

Enfin, le droit d’usage des immeubles à vocation résidentielle, d’une durée de 70 ans, sera renouvelable au moment de son expiration, tandis que pour les droits d’usage des autres constructions, dont la durée peut varier de 40 à 70 ans, des clauses ou règlementations particulières à la propriété concernée s’appliqueront.

La question posée par la disposition sur les constructions à vocation résidentielle, est de savoir si le renouvellement du droit d’usage devra s’accompagner d’un nouveau versement des frais de concession. Il semble [20] que le législateur chinois, dans un souci de pragmatisme et de prudence, ait volontairement omis de clarifier ce point, préférant trancher cette question quand les premiers droits d’usage expireront, en fonction de ce que sera alors la situation générale du pays . [21]

Meilleur encadrement de l’accession à la propriété mais faible protection face à l’expropriation

La loi de 2007 renforce également la reconnaissance de la propriété et des droits d’usage des personnes privées en complétant la procédure d’acquisition de ces droits. En Chine, à la différence du droit français mais comme droit allemand ou suisse par exemple, on ne peut devenir propriétaire ni détenteur d’un quelconque droit réel sur un bien immobilier par la seule conclusion d’un contrat, même authentique. Il faut une inscription au registre tenu par l’administration pour que le droit réel soit effectif. Afin de réduire l’insécurité qui existait entre le moment où le contrat de cession était conclu et l’enregistrement du titre de propriété, la loi de 2007 précise que le contrat de cession est valide dès sa conclusion. En cas de violation d’un contrat de cession non enregistrée, la partie lésée peut donc réclamer des dommages et intérêts. Cela lui était jusqu’alors refusé par les tribunaux, qui considéraient les contrats comme non valides tant que la cession n’avait pas été enregistrée. L’accession à la propriété est ainsi mieux encadrée et la sécurité juridique du nouveau propriétaire ou titulaire d’un droit réel renforcée.

La loi n’apporte en revanche guère de protection supplémentaire face au pouvoir de l’Etat de réquisitionner dans l’intérêt public un bien immobilier (y compris un droit d’usage) propriété privée ou propriété collective. La loi ne définit en effet pas la notion d’intérêt public. La marge de manœuvre de l’Etat en matière d’expropriation reste ainsi bien plus importante en Chine qu’en France [22]et que dans les pays occidentaux [23].

5. Une propriété qui continue d’évoluer

La propriété n’est pas apparue en Chine avec la promulgation en 2007 d’une « loi sur la propriété » ou plutôt d’une « loi sur les droits réels ». Cette différence est importante puisque si le droit de propriété absolu, consacré en France par l’article 544 du code civil [24], est étranger à l’histoire de la Chine, des droits réels s’y sont en revanche développés depuis l’antiquité.

L’expérience de collectivisation extrême qui a culminé durant le « Grand bond en avant » n’ayant pas eu le succès escompté, c’est finalement à un retour du développement des droits réels auquel on a assisté depuis le lancement de la politique de réforme économique en 1978. Un développement qui se poursuit aujourd’hui dans un cadre conceptuel de la propriété hérité à la fois de l’idéologie marxiste-maoïste et de la tradition impériale « féodale » chinoise. Ainsi, tandis qu’en occident la notion juridique de propriété s’est construite sur la base de la propriété privée, la propriété d’Etat n’étant qu’une variante, en Chine la notion juridique de propriété (en matière foncière et immobilière) s’est construite sur la base d’une propriété publique (royale, impériale puis collective), la propriété privée se constituant peu à peu par octrois successifs de prérogatives (ou droits réels) aux personnes privées, physiques d’abord puis également morales depuis le début des années 90. Rien d’étonnant donc à ce que dans les faits, le concept de propriété apparaisse en Chine comme « une succession de droits susceptible d’être complétée ou restreinte en fonction des orientations de la réforme du système économique » [25] et non comme un statut déduit de principes fondamentaux.

La réforme économique de la Chine semble aller dans le sens d’un renforcement constant des droits réels des individus et d’une reconnaissance toujours plus grande de la propriété privée. Le cadre conceptuel de la propriété, essentiellement défini dans la constitution, est régulièrement adapté pour tenir compte de cette évolution. L’opposition qu’a rencontrée la loi sur les droits réels de 2007 au cours de son élaboration [27] témoigne cependant de la vivacité du débat sur l’orientation à donner à cette évolution.

 

Notes :

[1](Libération-AFP 16 mars 2007)

[2]Les cultures (« tian » 田) divisées en neuf parcelles étaient encadrées de chemins et de canaux perpendiculaires formant un motif géométrique correspondant à la graphie du caractère « jing » 井, d’où l’appellation « jingtian » 井田.

[3]Ces paysans sont traditionnellement considérés comme esclaves par l’historiographie marxiste chinoise, mais cette conception est aujourd’hui remise en cause par des historiens qui voient dans le système social des Zhou le début du féodalisme et dans les paysans d’alors des serfs (« nongnu » 农奴) plutôt que des esclaves (« nuli » 奴隶)

[4]Il est possible que le rôle de Shang Yang dans l’abolissement de ce système ait été surévalué et que le système « jingtian » ait déjà été abandonné avant lui.

[5]La réforme de Shang Yang ne conduit pas à une suppression totale des terres publiques ou d’Etat (国有地 « guoyoudi »). Celles-ci continuèrent d’exister tout au long de la période impériale. Leur classification évolua et se rationnalisa au cours de l’histoire. Elles incluaient généralement les terrains non cultivables (forêt, marais, prairies etc.), les ressources hydrauliques, les lieux de culte, les zones miliaires ou encore les terres frontalières et nouvellement conquises.

[6]Via le code civil japonais de 1896 qui s’en était lui-même très largement inspiré.

[7] Article 8, constitution de 1954.

[8]On comptait en 1958 26 630 communes populaires rurales représentant 128 610 000 familles paysannes, soit en moyenne 5450 familles par commune (in Des Politiques démographiques en Chine, Yves Blayo, INED Puf Diffusion).

[9]Pour une description de ce que devaient être les communes populaires idéales, lire l’article de Robert Guillain publié dans le journal Le Monde daté du 27 septembre 1958 et accessible à l’adresse internet suivante : http://www.cartage.org.lb.

[10]Des communes populaires urbaines sont créées en 1958 en s’appuyant sur les groupes de quartiers. Comme en zone rurale, elles sont relancées au début des années 60, mais ne remplissent alors plus que des fonctions à caractère social, et non administratif comme à la campagne.

[11]Article 9 pour les biens immobiliers des travailleurs non ruraux, et article 10 pour les moyens de production des capitalistes (« zibenjia » 资本家), Constitution de 1954.

[12]L’article 9 des constitutions de 1975 et de 1978 protège le droit de propriété des citoyens sur leur logement (ainsi que de leur revenu, épargne et autres biens de la vie quotidienne), mais dans les faits les citoyens ne pouvaient vendre ni sous-louer leur logement. Cette disposition illustre le vide de la notion juridique de propriété dans un système qui a sapé ses fondements

[13]D’autant plus que, la qualité du sol variant à l’intérieur du territoire de chaque collectivité et les familles, dans un souci d’égalité, devant avoir une parcelle de chaque niveau de qualité de sol, le terrain attribué à chaque foyer était encore subdivisé avant d’être cultivé.

[14]La constitution de 1982, dans le prolongement de celles de 1975 et 1978, reconnaît deux systèmes de propriété : la propriété collective et la propriété d’Etat. La première s’applique principalement aux terres rurales, la seconde aux terres urbaines (article 10).

[15]Article 13 de la constitution, alinéa 1 : « La propriété privée acquise légalement des citoyens est inviolable » ( 公民的合法的私有财产不受侵犯), et alinéa 2 : « L’Etat protège par la loi le droit de propriété privée des citoyens sur des biens et leur droit d’hériter de ces biens » (国家依照法律规定保护公民的私有财产权和继承权). Jusqu’alors, le terme de propriété privée (私有财产权) désignant un type général de propriété n’était pas utilisé. La constitution de 1982 et d’autres textes juridiques (notamment les Principes généraux du droit civil de 1986) employaient les notions de « propriété des citoyens » (公民的所有权) ou de « propriété personnelle » (个人财产所有权) en ne les appliquant qu’à des formes limitées de propriété (propriété des moyens de subsistance puis, progressivement au cours des années 80 et 90, des moyens de production).

[16]Par un statut presque égal, on entend un même niveau de protection mais un champ d’application plus réduit puisqu’il continue d’exclure la terre, qui ne peut être que propriété d’Etat ou propriété collective.

[17]Article 39 de la loi sur les droits réels promulguée en mars 2007 et entrée en vigueur au mois d’octobre de la même année. Texte de la loi : http://www.lawinfochina.com/law/dis&hellip ;

[18]S’agissant des terrains d’habitation en zone rurale, la loi de 2007 reprend le régime préexistant défini dans la loi d’administration des sols de 1986 (amendée en 1998 et 2004) et hérité de la période de collectivisation des terres agricoles dans les années 50. Selon ce régime, chaque foyer rural se voit attribuer gratuitement par la collectivité un terrain qu’il a le droit d’utiliser pour construire une habitation. Ce droit d’usage peut être transféré mais le foyer ne pourra demander un nouveau terrain d’habitation après avoir transféré son droit d’usage. Chaque foyer ne peut disposer que d’un seul terrain d’habitation.

[19] L’Etat peut également allouer des droits d’usage pour des constructions d’utilité publique ou militaire. Les frais d’allocation sont très faibles, voire nuls, et le droit d’usage alloué n’est pas limité dans le temps, mais ne peut être transféré sans verser de frais de concession.

[20]D’après les propos de YANG MingLun, Directeur du Bureau de Droit Civil de la Commission des Affaires Législatives de l’ANP.

[21]La dernière version en date du projet d’amendement actuellement en cours d’élaboration à la loi sur l’administration des sols ne clarifie pas non plus ce point.

[22]En France, le droit d’exproprier de l’Etat est encadré par une procédure très minutieusement réglementée comportant une phase administrative (constitution d’un dossier soumettant aux objections du public les détails et l’étude d’impact environnemental, voir « socio-économique », du projet motivant l’expropriation, décision du gouvernement de déclarer l’utilité publique du projet) et une phase judiciaire (transfert de la propriété, définition du montant des indemnités à verser avant la prise de possession du bien par l’expropriant.)

[23]Pour plus de détails sur l’expropriation en Chine, voir l’article de la rubrique « Le droit chinois et nous » du présent numéro.

[24]Article 544 du code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »

[25]« Un nouveau concept de propriété en République Populaire de Chine ? », YAN Lan, Hans-Günther HERRMANN, in Revue internationale de droit comparé, 1997, Vol. 49, Numéro 3.

[26]Dans le village de NanGu, une « bourse de droits d’exploitation » a été créée, où les droits d’exploitation des terres peuvent s’échanger de manière ouverte et transparente. Ce mécanisme a commencé à être expérimenté en juin 2008, témoignant du développement continu des droits réels en Chine, au-delà de la promulgation de la loi de 2007. L’objectif poursuivi est de corriger une situation où l’opacité des processus de décisions des responsables des collectivités fait parfois obstacle à l’exercice par les paysans de leurs prérogatives légales en matière de transfert de droits d’exploitation.

[27]Des centaines d’universitaires et d’officiels à la retraite ont signé en février 2007 une pétition afin de protester contre l’adoption de la loi, coupable selon eux de « renverser le système de base du socialisme »

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